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Le tribunal spécialisé ; innover pour les personnes victimes

  4 mars 2024

Pour les personnes victimes d’un crime qui dénoncent leur agresseur à la police, le passage à la Cour est nécessaire, mais cette étape est loin d’être facile. Depuis quelques années, on tend à améliorer les pratiques afin de rendre moins difficile ce parcours. D’ailleurs, une des mesures mises en place et dont on entend grandement parler depuis quelques mois est le Tribunal spécialisé. Concrètement, en quoi consiste ce tribunal, comment fait-il la différence pour les personnes victimes ? C’est ce que nous tenterons de démystifier dans cet article. Pour ce faire, nous avons rencontré la coordonnatrice à l’implantation du tribunal spécialisé du Réseau des CAVAC, Mme Sophie Bergeron, ainsi que deux intervenantes sociojudiciaires de liaison (ISL), Nancy O’Connor et Carolyne Bureau, respectivement du CAVAC Capitale-Nationale et Chaudière-Appalaches et du CAVAC Laval. Ces trois personnes nous ont parlé avec passion de leur travail et des défis qu’elles doivent relever au quotidien.

Historique du tribunal spécialisé

En 2016, avec le mouvement #moiaussi, le gouvernement a effectué une grande réflexion concernant le traitement réservé aux personnes victimes lors de leur passage dans le processus judiciaire. En 2020, à la demande du ministère de la Justice, un comité d’expert s’est réuni pendant plusieurs mois afin de dégager des recommandations dans l’objectif de rebâtir la confiance des personnes victimes de violence conjugale et violence sexuelle envers la Justice. Ce comité était composé de juristes, policiers, chercheurs, d’organismes œuvrant auprès des personnes victimes, de personnes victimes ainsi qu’un représentant du CAVAC. À la suite du dépôt de ce rapport, le gouvernement s’est engagé à mettre en place plusieurs actions concrètes. C’est de ce rapport qu’est née l’idée d’un tribunal spécialisé.

Le ministre de la Justice, M. Simon Jolin Barette, a donc soumis un projet de loi de Tribunal spécialisé et proposé un projet pilote de trois ans, suivi d’une implantation complète deux ans plus tard, dans le respect des constats soulevés dans les expérimentations pilotes. Ce projet de loi fut ainsi adopté en novembre 2021. Dès janvier 2022, on annonçait les premiers palais de justice qui recevraient des projets pilotes. Rapidement, plusieurs autres palais de justice ont été déployés au fil des mois pour atteindre, en janvier 2024, un total de 17 projets pilotes, dans autant de palais de justice liés à huit CAVAC différents. C’est donc dire qu’il s’agit d’un projet d’envergure.

Le modèle du Tribunal spécialisé

Le modèle de Tribunal spécialisé est fondé sur quatre grands piliers. Tout d’abord, le premier, un très important pilier, concerne la formation. Il y a une très grande offre de formation disponible gratuitement à tous les acteurs du système de justice et intervenants psychosociaux qui gravitent autour de la personne victime. Cela vise à de développer des aptitudes afin de rendre le passage de la personne victime dans le système un peu moins difficile. Par exemple, en violences sexuelles, une formation a été développée par une équipe de chercheurs du CRIPCAS. « Cette formation réunie les acteurs du système de justice et les intervenants psychosociaux d’un même district judiciaire.  Elle est principalement axée sur le savoir-être et vise une juste compréhension du vécu des personnes victimes de violence sexuelle.  Certains participants en ressortent parfois ébranlés dans leurs croyances, stéréotypes et perceptions, mais ils témoignent avoir une meilleure compréhension de ce que peuvent vivre les personnes victimes qui doivent se livrer au sein du processus judiciaire. Inévitablement, cela aura un impact sur leurs façons de faire à l’avenir. » Sophie Bergeron

« On ne change pas le système de justice, on met en place un modèle d’accompagnement qui s’adapte à la situation de chaque personne victime, en fonction de ses besoins, de ses attentes et du risque que présente sa situation.  Ainsi, les décisions et interventions des acteurs judiciaires seront plus cohérentes pour les personnes victimes. »

Sophie Bergeron, coordonnatrice à l’implantation du Tribunal spécialisé du Réseau des CAVAC

Salle d’attente nouvellement aménagée au palais de Justice de Québec

Le second pilier, qui concerne plus spécifiquement les CAVAC, est l’accompagnement. Pour actualiser ce mandat confié au CAVAC, le ministère de la Justice a créé de nouveaux postes dans les CAVAC; des intervenant.es sociojudiciaire de liaison (ISL). Au cœur du modèle d’accompagnement du tribunal spécialisé, on vise un soutien vertical de la personne victime, et ce, parallèlement à la poursuite verticale du procureur aux poursuites criminelles et pénales.  Ainsi, la personne victime sera soutenue par le ou la même ISL et son dossier pris en charge par le ou la même procureur.e, et ce, du début à la fin du processus judiciaire. Le soutien de l’ISL se poursuivra même au-delà de la finalité du dossier à la cour, plus particulièrement dans le cadre des démarches et recours post-sentence.

Le soutien et la poursuite verticale évitent à la personne victime de devoir répéter constamment son histoire. Rappelons que le rapport Rebâtir la confiance mettait en lumière que les personnes victimes manquaient d’information au début du processus judiciaire et devaient raconter trop souvent leur histoire. Mentionnons aussi que sont également confiées à l’ISL, d’autres responsabilités importantes, dont l’évaluation et l’appréciation des risques de chaque situation, pour chaque personne victime, ainsi que la coordination des services qui lui sont offerts. 

Le troisième pilier est la création d’une division spécialisée à la cour du Québec. Ce pilier concerne l’ensemble des activités reliées à ce qui se passe en salle d’audience. Le DPCP a la responsabilité d’identifier, à la lumière des faits et des circonstances d’un dossier, si l’infraction criminelle alléguée implique un contexte de violence sexuelle ou de violence conjugale. Le cas échéant, le dossier devra être soumis à la Division spécialisée en matière de violence sexuelle et de violence conjugale de la Cour du Québec. Cette dernière voit à la planification et à l’organisation judiciaire des dossiers au sein de la Division spécialisée.  Plusieurs actions peuvent être mises de l’avant par la division spécialisée par exemple : avoir un rôle exclusivement dédié à ces dossiers intimes et sensibles, porter une attention particulière aux personnes présentes dans la salle d’audience, faire une gestion plus rigoureuse des demandes de remises et des délais, une sensibilité plus accrue des particularités que présentent les situations de violence conjugale et violence sexuelle, etc.   

Finalement, le dernier pilier est l’aménagement des locaux où les personnes victimes seront rencontrées et où elles devront patienter lors des journées de Cour. Un guide d’aménagement provincial est disponible et balise l’aspect sécurité et confort pour les personnes victimes. Par exemple, ces dernières peuvent aller à la salle de bain ou avoir accès à de l’eau sans se soucier de croiser l’accusé.

Les ISL dans le tribunal spécialisé

Quand une personne victime de violence conjugale ou sexuelle porte plainte et qu’il y a un processus judiciaire, il y a systématiquement une rencontre avec l’ISL dès le début du processus afin de procéder à l’évaluation de la situation et demander à la personne ce qu’elle souhaite. Le travail professionnel de l’ISL est de comprendre d’où viennent ces attentes. (Menaces du conjoint, peur de perdre les enfants, etc.) Tout ce travail va permettre de savoir si on peut s’ajuster, tout en s’assurant de la sécurité de la personne victime.

En violence conjugale, cette rencontre est d’autant plus importante car la sécurité est évaluée et permet à l’ISL de suggérer au procureur des conditions adaptées pour sécuriser la personne victime et ses enfants, au besoin. Le travail de collaboration entre l’ISL et le ou la procureur.e est donc essentiel. L’ISL vient éclairer le ou la procureur.e en lui donnant son opinion professionnelle sur la situation. Cela évite à la personne de devoir répéter son histoire et au.à la procureur.e d’avoir un autre éclairage de la situation par un.e professionnel.le. Au final, c’est le ou la procureur.e qui prendra la décision. Sophie Bergeron nous explique qu’il est donc important de clarifier dès le départ avec la personne victime le rôle de l’ISL qui est en un d’évaluation et de suggestion et non pas décisionnel. Caroline Bureau et Nancy O’connor, toutes deux ISL, admettent que ce rôle, qui est moins confrontant, permettra parfois de créer un lien plus facilement et d’avoir accès à plus d’informations pour une meilleure évaluation du risque. Ces rencontres sont aussi l’occasion de transmettre de l’information sur les droits, les recours et les ressources existantes.

Carolyne Bureau, ISL au CAVAC de Laval

« Moi je veux qu’elles soient satisfaites de leur accompagnement judiciaire et non pas de la finalité. L’important, c’est qu’elles aient confiance en nous et qu’elles rappellent si elles se sentent en danger à nouveau. »

Carolyne Bureau, ISL

Nancy O’Connor, ISL CAVAC Capitale-Nationale et Chaudière-Appalaches

Nancy nous raconte qu’au début, elle trouvait difficile de sécuriser la personne victime lorsqu’elle évaluait un danger et la personne victime ne souhaitait pas nécessairement couper les liens avec l’accusé. L’ISL a donc comme travail de sensibiliser la personne victime à la violence conjugale et au risque qu’elle perçoit, mais également de tenir compte de la volonté et de la réalité de la personne. Dans la mesure du possible, elle va tenter de trouver une façon de répondre au besoin de rester en contact, tout en s’assurant que ce soit sécuritaire pour elle. Nancy nous explique que le modèle du tribunal spécialisé nécessite beaucoup d’adaptations dans les façons de faire qu’elle avait développé depuis plus de douze ans, mais elle y arrive. Elle voit que parfois, dans un contexte bien encadré, les contacts peuvent bien se passer. D’autres fois, cela ne se déroule pas comme souhaité. Lors des rencontres de suivis avec l’ISL aux prochaines dates de Cour, l’intervenant.e va prendre le pouls sur la situation, valider comment ont été respectés les conditions, comment la personne se sent dans celles-ci et la nécessité ou non de modifier les conditions.

Les ISL ont aussi souvent à rencontrer les personnes victimes lorsqu’elles souhaitent un retrait de plainte. Une rencontre avec l’ISL est maintenant obligatoire avant d’acquiescer à cette demande. Nancy et Carolyne constatent que c’est généralement un manque d’information et de connaissance du processus judiciaire qui mènent les personnes à vouloir retirer leur plainte. Toutefois, une fois bien informées sur la suite des choses et les bienfaits que peut avoir les conditions autant pour la personne victime que l’accusé, il n’est pas rare que la personne change d’idée à la fin de la rencontre. En effet, les conditions de la Cour permettent d’obliger une personne à aller chercher de l’aide. C’est fréquemment ce que les personnes victimes souhaitent pour le conjoint. Cela permet un levier d’intervention supplémentaire pour les intervenant.es. « Caroline raconte que dans un dossier pour lequel il y avait un risque homicidaire évalué, la personne victime avait nommé vouloir retirer sa plainte, car elle avait trop peur des représailles. Caroline a eu une première rencontre avec cette personne afin d’évaluer la situation et avant la seconde rencontre, il y a eu d’autres gestes commis par le conjoint. Comme la personne victime a senti qu’une équipe la soutenait, elle a vu qu’il y avait possiblement plus de danger de retirer la plainte que de la maintenir et a donc poursuivi le processus. Le pouvoir de la collaboration entre les acteurs du système a fait la différence dans ce dossier.

L’ISL ne travaille pas seule ! Le tribunal spécialisé intègre aussi la notion d’intervenant.e de confiance. Cette personne est un.e intervenant.e qui a su gagner la confiance de la personne victime et celle-ci peut provenir de tout organisme d’aide aux victimes (Maison d’hébergement, CALACS, CAVAC etc.). Ainsi, les acteurs du système feront une place à cette personne intervenante à toutes les étapes du processus. Elle effectuera le suivi psychosocial et pourra l’accompagner à la Cour.

Depuis mai 2022, certaines régions ont intégré les bracelets anti-rapprochement (BAR) dans les conditions de remise en liberté pour un accusé pour lequel on évalue un risque élevé. Dans ces situations, l’ISL fera le pont avec l’agent de probation responsable du BAR, encore une fois dans l’objectif d’éviter à la personne victime de raconter son histoire à nouveau.

L’ISL coordonne également les services autour de la personne victime (avocat en droit familial, maison d’hébergement, DPJ, etc.) et elle s’assure de bien clarifier le rôle de chacun afin que tous ces intervenants collaborent.

Ce travail de collaboration est essentiel dans le cadre du tribunal spécialisé et Carolyne et Nancy confirment que sur le terrain, cela se passe très bien.

Faire la différence

Les deux intervenantes s’entendent pour dire que les changements apportés par l’implantation du tribunal, mais également par l’arrivée des ISL dans le parcours des personnes victimes, fait une belle différence. Elles constatent une plus grande diversité de clientèle. Ce système permet de rencontrer toutes les personnes victimes, sans exception, alors qu’avant, les personnes plus vulnérables (Personnes immigrantes, souffrant de handicap, diversité de genre, etc.) et les hommes étaient moins rejoints. Ces clientèles ont autant besoin, sinon plus, de services en raison des vulnérabilités déjà présentes avant même la victimisation. Elles rencontrent aussi les personnes qui sont, au départ, ambivalentes. Celles-ci refusent souvent les services d’aide, croyant que cela les engage dans le processus. Les ISL leur explique bien qu’elles peuvent bénéficier des services, même si elles décident de ne pas poursuivre.

Par ailleurs, comme le faisait ressortir le rapport Rebâtir la confiance, les personnes victimes n’avaient généralement pas confiance au système. Ainsi, de prendre le temps de leur demander comment elles souhaitent que ça se passe, ça aide à redonner confiance.

La poursuite verticale instaurée par le tribunal spécialisé, donc d’avoir toujours les mêmes intervenants (CAVAC et procureur.e) autour d’eux, permet de créer un climat de confiance et de tisser des liens avec les personnes victimes. Elles savent à qui se référer au besoin et cela simplifie grandement ce processus qui est, au départ, plutôt complexe.

De façon plus globale, nos trois interlocutrices s’entendent pour dire qu’elles constatent un changement de mentalité chez plusieurs partenaires. Elles voient des changements dans l’attitude des procureur.es, même de certain.es constables dans les palais de justice.

Section enfant de la salle d’attente du CAVAC au Palais de Justice de Québec

Les défis ?

On le disait en introduction, l’implantation du tribunal spécialisé est un projet d’envergure. Ce type de projet apporte son lot de défis. Sophie Bergeron mentionne que le plus gros défi sera le grand déploiement dans l’ensemble des palais de justice au Québec d’ici novembre 2026. Ce déploiement demandera beaucoup de logistique, de ressources humaines et financières. Il faudra aussi s’assurer de la pérennité de ce beau projet afin que tout le travail investi amène concrètement les personnes victimes à retrouver confiance envers notre système de justice, et ce, peu importe où elle réside sur le territoire québécois.

La pérennité réside aussi dans la prise de conscience que tout changement important demande du temps et présente des enjeux de résistance.  Pour réellement changer la culture, il faut que tous prennent conscience qu’il est de la responsabilité de tous les acteurs de viser les meilleures pratiques pour assurer la sécurité des personnes victimes de même que tenter de répondre à ses besoins et attentes envers le système de justice. Il est important que tous les acteurs judiciaires embarquent dans ces grands changements et comprennent que de bonifier cet accompagnement et avoir les bonnes attitudes, n’enlève absolument rien aux droits fondamentaux des accusés. Cela contribue à rendre notre système de justice beaucoup plus humain et plus équitable pour les personnes victimes.

« Plus on va prendre soin des personnes victimes, plus elles vont être aptes à participer à ce système de justice, plus on sera en mesure d’obtenir la justice pour tout le monde. »

Sophie Bergeron